Je suis dans le Vieux-Montréal quand on demande le poste en avant de l’hôpital Saint-Luc. Je clique sur mon micro en me disant que je suis peut-être un peu loin. Évidemment, on me donne l’appel pour le stationnement de l’urgence et je me mets en quatrième vitesse. Y’a pas trop de trafic et je devrais être là en moins de cinq minutes. Amplement de temps pour qu’un rapace de fin de semaine parte avec mon client. Deux jaunes foncées, une ruelle et un sens unique plus tard, j’arrive sur Sanguinet où comme de fait, j’aperçois un « confrère » qui maraude devant le parking. Il décolle quand il me voit arriver derrière lui en trombe. Je n’ai pas le temps de voir son numéro, mais au moins il n’a pas eu le temps de me voler ma course.
C’est une dame mal en point qui m’attend à la sortie de l’urgence. Une préposée la tient par le bras et l’aide à s’avancer vers le taxi. Je baisse ma banquette et m’étire de tout mon long pour ouvrir la portière. Lentement et difficilement, la dame s’installe. Déjà, je sens que cette course va être longue. À vue de nez, je dirais que la dame, aussi digne qu’elle puisse paraître, s’est chié dessus. Avant même qu’elle me dise où l’on va, j’ai hâte d’en revenir. Je pense à l’autre taxi qui maraudait et me dis que je n’aurais vraiment pas dû prendre le sens unique…
Dès le départ, la femme s’excuse de son odeur. Elle vient de passer trois jours couchée sur une civière à l’urgence dans des conditions faciles à imaginer. Elle veut que je l’emmène à Rosemont, une course d’une quinzaine de minutes en temps normal sauf qu’au premier nid-de-poule que je heurte, ma cliente pousse un petit cri de douleur. Elle m’apprend qu’elle a des côtes de cassées et me demande si c’est possible d’y aller mollo. J’ai envie de lui dire que mon souper est en train de remonter et que mes poils de nez sont en train de fondre, mais je respire par la bouche et lui dis : « Pas de problème ma petite madame ».
En plus de l’odeur, je me vois confronté à un matraquage verbal incomparable. Une charge en règle contre les hôpitaux, contre sa fille qui n’est pas venue l’aider, contre quoi encore? C’est clair que cette femme a un besoin morbide de parler, de sortir le méchant. Je vis un véritable calvaire. Et n’en suis qu’à mi-parcours. Je reste tout de même poli en entretenant la conversation par onomatopées interposées. Elle est intarissable. Je sens déjà le mal de tête qui se pointe. Cette femme est une arme de destruction massive à elle seule.
À destination, après qu’elle m’ait réglé la course, je l’aide à sortir du taxi, à enjamber la chaîne de trottoir et à grimper les marches de son appart ‘. Un autre bon dix minutes à l’entendre me parler de son chat, de son proprio, du quartier, de sa fille indigne, des maudits hôpitaux… Jamais quinze marches d’escalier ne m’ont semblé aussi hautes. Sur le palier, je ne demande pas mon reste. La femme me remercie encore et encore. Moi je remercie le ciel que cette course soit enfin finie.
De retour dans le taxi l’odeur de la femme s’est salement imprégnée. J’ai beau aérer autant comme autant, je vais finir ma nuit avec des passagers qui vont tous croire que j’ai chié dans mes culottes. Heureusement, ces derniers clients sont dans des états où leurs sens ne sont plus ce qu’ils étaient. Les miens non plus d’ailleurs!