Hiver de gris

« Les vacances ont été bonnes? »  Me demande le patron sur un ton voulant dire : Tu oses prendre dix jours de congé alors que je ne peux me permettre de quitter mon garage plus que dix minutes?

Sur ton qui veut dire : Oui merci, je lui réponds : Oui merci.

Je ne vois pas pourquoi je relèverais son sarcasme, c’est son choix de dormir dans son garage et d’en prendre les couleurs. Il est gris, amaigri, aigri.

« Tu vas prendre le 2047. »  Inutile de prendre un ton particulier. Il me loue le pire taxi de la flotte. Le mulet. Ça signifie que je vais me faire brasser d’aplomb. Que je vais respirer les émanations du moteur et que ça va me coûter 10 $ d’extra d’essence pour la soirée.

Je ne dis rien, décroche les clés, paie ma location, sors du garage et remonte lentement l’avenue dans la grisaille d’une nuit qui s’annonce longue.  Dans l’air froid, je sens la fumée d’un feu de bois. D’une cheminée monte des cendres.

Évidemment, le taxi n’a pas été lavé. Il est couvert de plusieurs couches de sel. Eh Madame! Vous en voulez des nuances de gris?

Je pénètre dans le véhicule et je démarre la bête. Le son toussotant du moteur de l’auto m’indique qu’il ne passera probablement pas l’hiver. Il en aura vu de toutes les couleurs.

Je vérifie la jauge d’essence, installe mon permis de travail, initialise le terminal, ajuste la banquette et les miroirs. Je file une grimace au type aux tempes grises dans le rétroviseur.

Une autre année s‘enclenche, une autre nuit s‘engage. Je tiens bon, m’agrippe au volant et poursuis mes pérégrinations.

Bonne fête Pa

Salut Pa.

T’aurais 71 ans aujourd’hui. Fête pas fête, retraite pas retraite, tu te serais levé de bonne heure, t’aurais préparé la cafetière et le déjeuner (deux œufs, deux toasts, bacon) en chantonnant une vieille toune de Willy Lamothe ou de Tino Rossi. T’aurais ouvert la TV et tu te serais assis à la vieille table héritée de ta famille pour manger et faire des plans pour ta journée.

Pendant que t’apprendrais que le maire Tremblay démissionne, que les États vont voter et qu’il n’y a toujours pas de hockey, t’aurais décidé d’aller corder du bois, ramasser encore quelques feuilles ou t’aurais été finir un meuble dans le garage. Ça me surprendrait pas qu’on t’aille aussi engagé pour une petite jobine de menuiserie quelque part. Être assis sur ton cul trop longtemps, ça n’a jamais été ton fort.

Maman serait descendue, t’aurais dit : Bonjour mon amour. T’as bien dormi? Tu lui aurais raconté à quoi t’avais rêvé avant de lui faire part de tes projets pour la journée. Vous auriez fini de déjeuner tranquillement ensemble, t’aurais pris le journal pour aller faire tes besoins et tu serais revenu dans la cuisine embrasser ta femme et t’aurais dit : «envowèye mon Jean-Paul! » Motivé comme ça ne se peut pas pour faire de quoi de tes dix doigts.

On peut dire que je n’ai pas hérité de ta vaillance. Rester assis sur mon cul ça me connait. Par contre, j’essaie autant que possible de mettre en pratique ce que tu disais toujours. «Qu’une job qui mérite d’être faite, mérite d’être ben faite.» C’est peut-être pour ça que je ne viens plus écrire beaucoup ici… Par contre, quand un client me complimente sur la course que je viens d’y faire, y’a un petit peu de toi là-dedans.

À bien y penser, aujourd’hui au lieu de corder du bois ou d’installer ton abri Tempo, t’aurais probablement continué de préparer la roulotte pour votre départ en Floride ou quelque autre place ou y fait chaud. En continuant de chantonner une toune d’Elvis, t’aurais fait encore une fois le tour du terrain pour voir si tout était à sa place. T’aurais fini de trimballer les affaires du bungalow au «Fifth Wheel», t’aurais vérifié encore et encore que tout était à sa place, maman serait revenue te retrouver avec une tasse de café et fier de toi, t’aurais dit : «tu fais ben ça mon Jean-Paul!».

J’espère qu’il ne fait pas trop frette ou ce que t’es. J’espère aussi qu’il y a de quoi occuper tes dix doigts.

J’t’embrasse, je t’aime et encore bonne fête!

Passé devant

Hier soir dans la Petite-Bourgogne, une adresse apparaît sur mon terminal, une adresse qui fut la mienne pendant plus de 20 ans. Ça m’a fait tout bizarre d’y monter les marches pour aller frapper à sa porte.

La femme qui en sort ne devait pas être très vieille lorsque je suis arrivé à cet endroit en 1987. Elle s’assoit derrière moi, m’indique sa destination et sa surprise d’avoir été là aussi rapidement.

— Je n’étais pas très loin et je connais bien le quartier.

— Moi, je déménage bientôt, ça me fait un peu de peine de quitter le coin.

— Je comprends. Faut quand même continuer de regarder devant non?

— Ouain, j’imagine.

— Je peux te faire une confidence?

Je lui raconte alors que j’ai vécu dans ce logement qu’elle quitte à regret. Elle est stupéfaite et me dit que c’est un signe. Je lui dis que c’est plus un hasard de la route, mais sans que je puisse faire quoi que ce soit, elle se met à pleurer. Elle m’explique que cet endroit fut un tournant dans sa vie de nouvelle montréalaise, elle me dit que c’est un endroit empli de bonnes vibrations et que ça va lui manquer.

Ses états d’âme se confondent avec mes souvenirs de l’endroit que je partage avec elle. On échange des anecdotes sur l’appartement, sur les voisins, sur la cour, sur le lierre qui a grimpé jusqu’au toit, sur le mur du salon que j’avais peint en noir… Peu à peu ses sanglots cessent, la course s’achève et elle me dit qu’elle va me payer avec une partie du loyer qu’elle a récupéré parce qu’elle déménage.

« Toute est dans toute!» est la seule banalité qui me passe par la tête comme réplique. Au moins, ça lui décroche un sourire.

J’aurais pu lui parler pendant des heures des choses que j’y ai vécues, des bonheurs qui s’y sont déroulés. Des colocs et amis qui y sont passés. J’aurais pu lui dire à quel point ma décision de quitter cet appartement ne fut pas la meilleure de ma vie. Que ses regrets, je les ai également ressentis.

Mais faut quand même continuer à regarder devant non?

On s’est quitté en se serrant la main avec une vague impression de communion et j’ai repris la route avec la nostalgie traversant la nuit.

En direct des îles

Récemment retraitée, elle a quitté son île de Vancouver la veille et transite par celle de Montréal pour aller rejoindre celle d’Hispaniola où elle s’est acheté une petite maison du côté de la République dominicaine. Elle est déjà en mode vacances et je n’ai pas à la convaincre longtemps d’une petite ballade touristique dans le Vieux avant de retourner à son hôtel aux abords de l’aéroport.

D’emblée, elle me demande si c’est possible d’arrêter quelque part pour qu’elle puisse s’acheter un billet de loterie. Elle ressort du dépanneur tout sourire en me disant qu’elle ignorait qu’on pouvait s’y acheter de la bière! Installée à mes côtés, elle sort d’un sac une grosse Corona et me demande si je lui permets de la boire dans le taxi. Voulant rendre sa ballade agréable, j’accepte et je décapsule sa bouteille en m’aidant de l’embout métallique de ma ceinture de sécurité. On est jamais trop prudent.

Chemin et bière aidant, Isabella va se dévoiler peu à peu et me raconter sa vie. Son divorce, les problèmes vécus avec sa fille adolescente, sa vie rangée à Victoria, sa vieille job de fonctionnaire au ministère du revenu Britano colombien. Elle va me dire de quelle façon elle envisage sa nouvelle vie, de quelle manière elle a envie d’en profiter. Je l’écoute étaler ses rêves futurs sur son île en lui faisant découvrir une partie de la mienne.

Dans des rues que j’emprunte des dizaines de fois par semaine depuis près de 20 ans, Isabella s’émerveille devant l’Église du Bonsecours et devant la basilique Notre-Dame où nous nous arrêtons pour que je puisse la photographier. Elle s’extasie sur les pavés de la rue Saint-Paul et ouvre tout grand les bras pour prendre la pose sur la Place d’Armes. Je m’amuse à jouer au touriste avec elle et je profite joyeusement du moment.

Dans une heure de pointe qui se dissipe lentement, je ramène ensuite mon insulaire vers son hôtel de Dorval. Charmé par sa joie de vivre, je prends mon temps et continue de l’écouter se raconter.  Ravie et guillerette, Isabella y va gaiement et goulument avec sa Corona en me draguant gentiment. Je me prête au jeu en sachant bien que ça n’ira pas plus loin que la fin de la course. 

Soudainement, par un curieux jeu de coïncidences, ses gestes, ses paroles, font apparaître une autre passagère, une autre insulaire à bord du taxi, à bord de mes souvenirs.

Il y a un peu plus de trois ans, je conduisais une autre voyageuse vers l’aéroport. Elle partait également vers une île au soleil, vers une retraite paisible et douce. Le destin en a voulu autrement. On ne croise pas toujours la route de ceux qu’on voudrait.

Je n’ai pas raconté à Isabella l’histoire de Renée qui s’est fait assassiner dans sa maison des îles du sud. Je ne lui ai pas dit à quel point elle lui ressemblait, à quel point elle était également emplie de rêves et de joie de vivre.

À destination, elle m’a demandé mon numéro pour une prochaine fois et mon courriel pour les photos. Je lui ai souhaité longue vie et bon voyage et l’ai regardé quitter vers son hôtel et ses rêves.

La tête ailleurs, j’ai repris l’autoroute vers le centre de mon île pensant à elles.

Limitation des dégâts

« N’inquiétez-vous pas monsieur, elle a un sac. »

Je me renfrogne et même s’il pleut averse, j’ouvre tout grand la fenêtre du côté de la femme penchée entre ses genoux. Derrière moi, ça dégoutte.

L’appel d’air propage dans le taxi une odeur âcre de bile et de tequila.

— Faut l’excuser, elle ne sait pas boire.

— Va chier Christ de sale!

À travers les miasmes de vomi, je sens que ça dégénère.

— Bon, madame sort son petit caractère!

— C’est toé qui me lèves le coeur!

— Tais-toi donc!

— J’t’haïs!

— Ben oui c’est ça!

— J’pourrai plus jamais te faire confiance! T’as compris? Plus jamais!

—…

Le trop-plein d’alcool ne fait pas seulement sortir ce qu’on a dans le ventre, il fait parfois sortir ce qu’on a sur le coeur.

À destination j’essuie un petit filet de bave sur la banquette en cuirette.

Sous la pluie, le couple s’éloigne en dodelinant bras dessus bras dessous.

Pas trop de dégâts.

J’pense.

Bruits de roulement

Gauche droite droite
tout droit tout croche
nid de poule dos d’âne
cônes oranges
détours dépasse passes
signalisations attardées
remugles de smog
aprème caniculaire
fétide café tiède
chaleur accablante
relents de jus fraîchement pressé
camion de vidange
dégoût du jour

bummeux
quêteux
souls raides
crack head
as tu du change man?
I do what I King Can
la tête dans une poubelle pleine
vide merde

Rouler
vitres baissées
prendre ses airs
se venter
se sauver
déserts climatisés

tomber à plat
Suées de crevaison
ersatz de cric
écrous de secours
enjoliveurs de rien
refermer le coffre

Les beaux détours

Le soleil se couche lentement sur la ville et je roule vers son centre avec un client chaud qui crache sa haine incendiaire sur les étudiants et tous ces sales gauchistes qui font de l’ombre sur sa vie.

Devant moi, un petit camion blanc clignote à droite depuis cinq coins de rue. Je me demande ce que je vais manger plus tard. Des bruits de casseroles se font encore entendre ici et là.

Mon passager continue son discours que je n’écoute plus. Je fais des « hums » et des « hahans » pour entretenir ses idées arrêtées et tente de garder le taxi en mouvement.

Le temps est doux et les couleurs dans le ciel sont magnifiques. Sur un arrêt, je laisse passer une jeune femme qui arbore un carré rouge et un grand sourire. Je lui file un clin d’œil et laisse mon regard s’attarder un moment.

Un peu plus loin devant moi je vois des centaines de gyrophares et je songe que mon passager qui soliloque toujours, aimerait sans doute voir des manifestants se faire tabasser. Je tourne adroitement à gauche.

Quelques rues plus loin, je réalise que c’est le tour de nuit. Ce soir ce ne seront pas les étudiants qui vont me faire faire de beaux détours, mais les vélos. Je partage l’info avec mon passager qui n’en avait pas besoin de tant pour rajouter tous les cyclistes dans sa liste de nuisances merdiques.

Son impatience m’indiffère au plus haut point. Le compteur, contrairement au taxi continue de rouler. Sur un balcon, j’observe un couple de personnes âgées qui profitent des douceurs de ce début juin. Les effluves d’un grand lilas me font respirer un bon coup. Je me sens bien.

L’énervé réalise finalement après une dizaine de minutes que ça ira  plus vite à pied. Comme depuis le début de la course, je ne le contredis pas et lui dis que je suis désolé pour lui. Il ne comprend pas l’allusion.

Je prends par la première ruelle et m’esquive rapidement de ce bouchon. Je monte le son de la radio, une guitare électrique crache son blues dans un crépuscule urbain.

J’anticipe déjà les beaux détours que la nuit me proposera.

les perdants

Il ne se passe pas une nuit sans qu’on m’interroge sur l’incident qui s’est produit au coin de la Rue Rachel et Saint-Laurent où un chauffeur de taxi est passé sur un de ses assaillants. Même après tout ce temps, j’ai encore de la difficulté à me faire une idée sur ce drame.

 

En général, il n’y a rien qui est tout à fait noir ou tout à fait blanc. Dans cette histoire, on dirait bien que c’est le cas. Ce serait facile pour moi de juger par mon expérience. Mais il y a un détail de taille qui fausse mon jugement, c’est que je suis blanc de peau.

Je peux juste m’imaginer à quel point ça peut devenir lourd de supporter un racisme qui perd toute sa subtilité à la fermeture des bars. De devoir rouler nuit après nuit avec les commentaires ou juste les attitudes méprisantes d’une trop grande partie de la clientèle. Jusqu’à quel point un chauffeur peut-il en supporter?

Il faut aller bien au-delà des images qu’on a vues. Rendu là, le gros du drame s’était joué. On dit qu’à ce moment, le chauffeur avait déjà reçu un coup de poing à la figure par un des jeunes.

J’ai eu souvent à faire avec ce genre d’individus à la fermeture des bars. On peut imaginer qu’ils se sont fait refuser toutes leurs piteuses avances de la soirées et qu’ils sortent du club, frustrés et abrutis par trop de boisson. C’est déjà clair dans mon esprit que ces types sont éméchés, que la mèche est courte et qu’elle est imbibée d’alcool. Ça ne prend pas grand-chose pour les allumer.

Pourtant, en regardant les images, je m’interroge. Les jeunes sont déjà sortis du taxi. Pourquoi le chauffeur ne part pas illico vers le poste de police? On le voit faire un demi-tour sur l’intersection et c’est ensuite que ça dégénère. C’est à ce moment que l’histoire s’embrouille.Qu’espérait-il? Se faire payer? Le chauffeur aurait dû s’enfuir à ce moment. Il n’aurait pas aujourd’hui à assumer les conséquences de son geste.

L’histoire va suivre son cours, ou plutôt se poursuivre à la cour. Je ne suis pas encore sûr d’avoir une idée arrêtée. N’empêche qu’il y a une chose qui est claire dans ce drame. C’est qu’il n’y a pas de gagnant