La femme est dans un état d’énervement avancé. Elle veut que je me rende le plus vite possible dans NDG. Évidemment, l’heure de pointe bat son plein et peu importe la route que je prendrai, ce sera toujours trop lent pour la retardataire. Faut la comprendre, elle vient d’éclater un pneu dans un nid-de-poule, elle a du payer le plein prix pour garer sa Mercedes dans un endroit où elle ne se la fera pas voler et comme si ce n’était pas assez, aucun taxi ne passait par là au moment approprié. Quelle poisse!
Elle empeste le parfum que je devine cher et qui me le rend encore plus détestable. Elle porte des bagues et des vêtements qui doivent valoir le prix de mon taxi. A priori, je n’ai pas trop de sympathie pour ses déboires, mais comme les nids-de-poule et moi c’est pas la joie, je reste ouvert aux déconvenues de la pourvue. Je la réconforte dans son antipathie des employés de la voirie, l’encourage dans sa montée de bile contre les ouvriers de la ville et suis toute oreille aux amertumes de la dame face au bitume, au macadam.
Les rues de Montréal n’ont rien à envier à celles de Bagdad j’ironise. Ça, c’est sûr! Qu’elle me répond sans mûre réflexion. Dans sa tête, ses problèmes n’ont certainement rien à voir avec ces minables du tiers monde. Je lui prête peut-être des intentions malveillantes, peut-être pas. Pour détendre l’atmosphère remplie de smog du bouchon circulatoire dans lequel nous stagnons, je lui raconte une anecdote.
Je suis stoppé à une lumière de circulation et le boulevard s’est réduit à une voix parce que les cols bleus repeignent les lignes blanches délimitant les coins de rue. Profitant de cet arrêt prolongé, j’ouvre ma fenêtre et demande à l’employé dont la description de tâches semble bien définie:
– Eille! Combien ça prend de peinture pour remplir ça un nid-de-poule?
– (…) Accompagné d’un air bête.
– Bonne soirée! Ai-je répondu en clenchant en slalomant entre les trous jusqu’à l’autre série de cônes orange.
Ma cliente n’a pas ri non plus. Pourtant, je trouvais ma boutade plutôt drôle. Enfin bref.
J’ai fini par me débarrasser de ma bourgeoise retardée et poursuivi mon rodéo urbain. J’ai fait quelques clients jusqu’à ce que j’éclate à mon tour un pneu dans un cratère que je n’avais pas vu, concentré à éviter celui qui le précédait. J’ai mis la roue de secours et ramené le taxi au garage. J’ai pris à mon tour un taxi et abusé le chauffeur en chialant ma rage sur les ratés de l’asphaltage.