Mon client sort du chic bar les Caresses devant lequel j’attends depuis quelques minutes. Il rate la petite marche qui donne sur le trottoir, et vient se vautrer sur le capot de mon taxi. Il relève la tête et me regarde en m’offrant un sourire qui m’en dit long sur son état. Le type est paqueté pas à peu près. Pour venir prendre place derrière moi, il se frotte allègrement sur l’auto blanchie par le sel et le pauvre s’en met partout en gardant accroché au visage le sourire le plus béat qui soit. En ouvrant la portière, il perd l’équilibre et manque de tomber à la renverse. Il réussit à s’accrocher à la porte et deux trois contorsions plus tard il se retrouve enfin assis et me demande le plus joyeusement du monde :
— Co… comment ça va mooooon cher Moooonsieur. Voohouss devriez voir lees filles là dedans! Wooooooouuuuuu boy !
Je ne peux pas faire autrement que sourire. Le gars est au sommet de son « happy hour » et est d’une bonne humeur contagieuse. Il a le regard hors focus de quelqu’un qui doit voir double, voire triple. Son linge est plein de sel, mais lui est complètement poivré. Il veut que je l’emmène à Greenfield Park, là où sa blonde l’attend avec probablement une brique et un fanal, là où le party va se terminer. Mais pour le moment le gars est heureux et à envie de jaser. En fait, il répète les mêmes deux trois phrases qu’il commence sans finir. Je fais comme si de rien n’était en remplissant les blancs. Faut que je réussisse à le ramener sans qu’il s’endorme et surtout éviter que ça brasse trop. Je me vois mal éponger ce qu’il vient d’ingurgiter. J’n’ose même pas imaginer.
Tranquillement pas vite, on va se rendre jusqu’à chez lui, où il s’aperçoit qu’il n’a pas assez d’argent pour me payer. Il me dit de l’attendre, qu’il va aller demander à sa femme, hésite et se ravise. Direction le guichet automatique. Entre deux maux, on choisit le moindre. Il y a une banque au bout de sa rue, ça prend deux minutes pour s’y rendre, mais le mec va en passer près d’une dizaine à tenter d’extraire des billets de la machine. De l’extérieur, je l’observe « pitonner » et je vois bien dans son langage corporel que le gars a une sale envie de pisser. Je me dis que vu l’état dans lequel se trouve déjà son pantalon, un peu plus, un peu moins. C’est pissant.
De retour dans l’auto, le gars me donne deux billets de vingt et se répands en remerciements. J’ai beau vouloir lui rendre sa monnaie, il est inflexible. Je suis un bon gars, j’ai été d’une patience exemplaire de l’endurer et je mérite amplement le dix de pourboire qu’il m’offre. Moi je suis juste content d’être arrivé à bon port sans qu’il fasse de dégâts et je le remercie à mon tour. Je le dépose devant sa porte où il me demande de lui souhaiter bonne chance. Je vous laisse imaginer la scène.
Quelques heures plus tard, alors que je suis de retour sur mon poste habituel, on me redonne un autre appel pour le bar les Caresses. En sort une belle brune avec qui je me met à discuter de sa soirée.
— Tu finis tôt!
— J’avais le shift de jour mais je suis resté un peu pour jaser avec les filles.
— Ça a été occupé?
— Bof! Pas plus que ça, mais je suis tombé sur un bon client. Je l’ai saoulé pas à peu près!
— Ah ben maudit! J’pense que j’suis venu le ramasser taleure. Ça serait pas un grand gars frisé qui commence des phrases sans les finir?
— C’t’en plein lui ! Y’a pas arrêter de me parler de sa blonde qui était pour lui passer un sapin!
— Pour moé, elle va aussi lui passer un savon!
Puis je lui ai raconté l’histoire des pantalons. On a rigolé le reste de la course en jasant de notre client. Il aura réussi dans son heure joyeuse à en mettre une couple de bonne humeur. À la fin je lui dis de laisser faire le pourboire, que grâce à son travail, le gars m’en avait donné plus que j’espérais. Elle m’a filé une couple de piasses en me disant que mon histoire valait bien ça. On s’est remercié.