Poste d’écoute
Installé sur un poste d’attente à St-Henri, je baisse les fenêtres du taxi et le son de la musique. La semaine achève, le jour se couche, le soir est doux, je ferme les yeux et j’écoute la ville, j’écoute la vie.
J’entends l’éclat de rire d’une femme qui parle au téléphone. Elle s’approche lentement dans ma direction et je devine qu’elle discute avec une copine. Un rendez-vous est prévu pour plus tard avec un certain Kevin qui travaille dans un bureau de je ne sais quoi, interrompu par les cris de trois enfants sur leurs bicyclettes qui arrivent en trombe du sens opposé. Ils se croisent dans la stridulation d’un vieil Echo aux freins finis qui stoppe au feu. Derrière le tacot, une BMW aux vitres teintées arrive avec les basses à fond mon Léon. Le temps d’un changement de lumière, la rue vibre sur 100 mètres à la ronde sur un gros beat hip-hop.
La vibration va s’estomper lentement et les jappements d’un gros chien provenant d’une cour pas loin vont prendre la place. Encore plus loin, se font entendre les sirènes de plusieurs autos-patrouille. Une légère bourrasque fait grincer une gouttière mal fixée sur un vieux triplex derrière le poste. Un klaxon me fait tourner la tête vers un impatient qui gueule son stress de fin de journée. Un couple de Français tenant une petite par la main passe. L’enfant geint pour une raison que j’ignore. La femme lui demande : c’est quoi ce Trafalgar? L’expression sonne bien dans mes oreilles.
Au loin, l’arrivée d’un train de marchandises se précise. Lentement, le bruit des roues métalliques du convoi s’immisce dans le brouhaha ambiant. Le bruit du moteur d’une moto, celui de la porte mal fermée d’un gros camion blanc, le bla-bla d’un radio-taxi d’un confrère-compétiteur qui arrive au poste, du son d’un skateboard qui saute sur le trottoir d’en face, du chien qui jappe toujours, de son maître qui s’y est mis à son tour, d’un autobus qui passe et des quelques conversations de passants qui s’ajoutent à la cacophonie ambiante.
J’essaie d’imaginer à quoi pourraient ressembler tous les bruits d’une ville si l’on pouvait les mettre ensemble. Je m’imagine monter lentement au-dessus de Montréal pour entendre ce smog auditif, pour en saisir la sonorité, pour en écouter la musique.
Un « Taxi » bien tonitruant me sort de cette rêverie. Un homme de l’autre côté de la rue agite la main et l’ensemble de mes autres sens est requis.
Je redémarre l’auto et m’engouffre dans cette belle clameur urbaine.
Bishop/Ste-Cath Fin mars
Voir rouge
Quelle belle marée rouge sur la ville la semaine dernière! Quand on a un minimum de conscience sociale, on ne peut faire autrement qu’être remué par ce mouvement étudiant. Moi qui habituellement ne cherche pas la confrontation dans mon taxi, me voilà en train d’argumenter avec ceux qui ne sont pas d’accord avec ces manifestations.
D’abord, quelques chauffeurs au garage qui ne voient que les entraves de circulation. Déjà qu’ils auront du mal a envoyer leurs propres enfants à l’Université avec leur salaire de crève-faim. Eux, comme bien d’autres ne voient pas plus loin que leurs petits intérêts du moment! En même temps, c’est difficile de voir à long terme quand les fins de mois arrivent aussi vites.
Je présume que les chauffeurs de taxi en général doivent se plaindre du trafic engendré par ces intempestives marches, car d’emblée, certains passagers entament leurs conversations sur ce sujet.
— Bah! Personnellement ça me dérange pas, ça me fait faire des détours… Par où voulez-vous passer déjà?
Évidemment, je déconne un peu. Ce n’est pas parce que je ne suis pas d’accord avec leurs visions des choses que je fais moins mal mon travail. En plus, j’aime bien entendre leurs arguments. Comme cette dame de qui a trouvé bien terrible de voir à la télévision ces méchants étudiants s’en prendre à la police (sic) ou ce jeune torontois qui me demandait pourquoi j’étais pour ce mouvement?
— Ben tu ne trouves pas qu’on paye déjà assez de taxes ici au Québec?
On s’est rapidement mis d’accord…
Et puis cet autre qui voudrait que l’armée intervienne pour les faire rentrer dans le rang.
— Cibole man! On n’est pas en Syrie! À ce que je sache, on a encore le droit de manifester, on est en démocratie!
Heureusement, j’embarque aussi quelques d’étudiants qui ont participé à cette grande marche. (Rassurez-vous, M. Martineau, Gendron et compagnie… ils se mettent souvent à plusieurs pour partager les coûts…) Quelle joie de voir leur fébrilité, leur énergie et leur volonté de vraiment changer les choses.
Un d’eux me demande :
— Mais vous, Monsieur le taxi? Pourquoi êtes-vous pour la grève?
— Pour tout dire, si je fais du taxi aujourd’hui c’est en bonne partie à cause du gouvernement Bourassa qui a dégelé les frais universitaires en 89. À l’époque, je ne voulais pas m’endetter et j’ai décidé de prendre une pause pour réfléchir. Comme tu vois, la réflexion se poursuit toujours. Si le mouvement étudiant avait été aussi fort à l’époque qu’il l’est aujourd’hui, je ne serais probablement pas ici pour te jaser. En tous cas j’espère que vous allez faire plier Charest! Faut pas lâcher!
Quand il a débarqué du taxi, il a détaché son petit carré rouge de sa veste et il me l’a donné.
Transports printaniers
Le changement d’heure s’est synchronisé avec le changement de saison cette année. Même si nous ne sommes pas encore à l’abri des derniers soubresauts d’un hiver qui s’est avéré somme toute plutôt clément, on ne se trompe pas trop en disant que le printemps est arrivé.
Ça se sent dans les rues de la ville. Ça se manifeste. J’espère que le printemps sera chaud et que Monsieur et Madame tout le monde auront envie de sortir dans les rues rejoindre les étudiants qui leur pavent la voie. D’ailleurs, ça me démange de mettre un carré rouge à l’antenne du taxi. Pas la meilleure idée pour éviter les contraventions par contre… Alors, j’évite, comme les nids de poules qui auront tôt fait d’achever ce qui me reste suspension.
Le printemps se manifeste aussi de bien d’autres façons. Il n’y a pas juste la sève qui remonte dans les arbres.
J’embarque ce couple en redescendant vers le sud sur Saint-Denis. Une femme rousse me dit rapidement sa destination et saute sur l’homme barbu à ses côtés pour lui « manger la face». Difficile pour moi de faire comme si je n’étais pas là. Je monte le son de la radio et tente de faire comme si de rien n’était.
— T’étais pas comme ça dans le bar! Dis l’homme qui n’a quand même pas trop l’air de s’en plaindre.
— Ah ouain? Attends de me voir taleure… lui répond la femme qui n’a pas la langue dans sa poche.
À la radio, tourne une toune en anglais alors qu’en arrière ça se frenche à qui mieux mieux. Deux définitions du mot chauffer se retrouvent dans le même véhicule.
Alors que je m’arrête à une intersection, la musique baisse juste ce qu’il faut d’intensité pour que j’entende le son d’une fermeture éclair s’ouvrir lentement. Le barbu tousse, la rousse glousse en glissant sa face contre ses cuisses. Pour éviter que ça éclabousse, je songe à intervenir, mais comme on est presque arrivé à destination, c’est avec adresse que je leur laisse du lousse.
Même pas cinq minutes plus tard, monte à bord du taxi un autre couple beaucoup plus jeune qui va s’échanger de jolies banalités tout le long de la course. Je sens leur envie à fleur de peau et comme de fait, arrivé à destination pour déposer dans un premier temps mademoiselle, le timide jeune homme se décide et l’embrasse sur la bouche. Je vais rester là pendant deux longues minutes, le temps d’un premier baiser.
Quand la portière se referme, le jeune homme peine à me dire où il veut aller. C’est juste si je n’entends pas son petit coeur battre dans sa poitrine. En silence, je vais le raccompagner chez lui en l’écoutant soupirer langoureusement plusieurs fois. Il est au septième ciel et je ne veux pas troubler son émoi. Je me demande si les phéromones laissées par le couple précédent n’ont pas joué un rôle quelconque dans ce qui vient de se passer et je souris en regardant de temps en temps dans mon rétroviseur ce transporté de joie.
Le face à face
Attendant sur un coin, je vois sur ma gauche un berger allemand que retient de peine et de misère une femme qui passe près de perdre l’équilibre sur une plaque de glace. Sur la droite arrive une autre femme portant le voile sous sa tuque. Elle tire un traîneau sur lequel un petit garçon pointe de sa mitaine le gros chien qui s’en vient vers lui.
La femme de gauche a un mal de chien pour retenir son berger qui agite frénétiquement la queue à la vue du bambin. La mère de ce dernier fait ce qu’elle peut pour s’interposer, mais le chien la contourne sans difficulté et va directement poser son museau dans le visage du petit qui est tout sourire.
La rencontre ne dure qu’une seconde à peine. Le temps d’un lichage de bout de nez. Un face à face impromptu et improbable, un moment de pur bonheur dans cette soirée de glisse et de glace.
La femme du chien a semblé s’excuser timidement en tirant sur la laisse. Tirant sur son traîneau, l’autre lui a souri semblant dire que ce n’était rien.
Un grand sourire accroché au visage, je suis parti de l’intersection et suis retourné jouer dans les rues de la ville.
Les yeux persans
Mes yeux s’attardent sur cette femme qui approche lentement du taxi. Elle semble hésitante et pour la rassurer, je lui souris en la saluant de la main. Avant même qu’elle soit à bord, je suis happé par la tristesse de son regard.
Une fois qu’elle s’est assise derrière moi, je me retourne pour m’enquérir de sa destination. C’est surtout un prétexte pour examiner plus minutieusement ces deux charbons brûlants d’une mélancolique beauté. Un regard couleur nuit.
Chemin faisant, je ne peux m’empêcher de l’observer dans mon rétroviseur. Elle n’est pas particulièrement belle, ses cheveux sont sales et les vêtements qu’elle porte ne sont pas tellement plus propres. Pourtant, je suis envoûté par les yeux de cette passagère et je ne peux m’empêcher de poursuivre mes discrètes oeillades.
Ma passagère a tôt fait de repérer mon indélicate observation. Me piégeant à mon propre jeu, c’est à son tour de me regarder intempestivement par rétroviseur interposé. Pour rompre le charme et briser la glace, je lui demande de me répéter l’adresse où elle veut que le la conduise.
J’en profite pour l’interroger sur l’origine du joli accent de sa voix. C’est un prétexte pour pouvoir poursuivre ma contemplation, mais lorsqu’elle me dit qu’elle est originaire d’Iran, je comprends la tristesse de son regard. J’entrevois la noirceur qui s’y est immiscée.
Elle va me parler de la possibilité de cette guerre, des intégrismes, d’une Perse révolue et de sa famille là-bas à Téhéran. Elle va me faire comprendre la chance que j’ai d’être né dans un pays où règne la paix, où l’on est encore libre de ses actes.
En fait, elle ne m’a rien dit de tout ça.
Je l’ai compris dans la douleur de son regard, je l’ai lu dans ses yeux persans.
Neige(s)?
Au voleur
Salut chose!
Je tiens avant tout à te remercier d’être entré dans mon taxi sans rien casser. Une vraie job de pro! Si je me fie à la trace que t’as laissée sur la vitre sale, tu t’es servi d’un « Slim Jim » n’est-ce pas? Comme j’étais stationné devant un dépanneur, j’imagine que t’as pas dû niaiser trop longtemps pour ouvrir la porte et faire le tour du coffre à gants, du rangement sous l’appuie-bras, ceux sur les côtés et les pare-soleils. Tu n’en étais certainement pas à ton premier larcin!
Ce n’est pas de ta faute, je n’aurais pas dû laisser ma mallette sur le plancher de l’auto. Elle était pourtant bien cachée. Je me demande si ce n’est pas au terminal/GPS que tu voulais t’en prendre. T’as dû te rendre compte que c’était bien fixé et que ce n’était pas le genre d’appareil facile à revendre ou à « pawner ». Encore une fois merci de ne pas avoir arraché les fils. Ça m’a été bien utile pour finir ma nuit.
Je m’étais arrêté quelques minutes pour saluer mon chum Luc qui partait pour la Guadeloupe le lendemain. Je n’y suis pas resté longtemps. Le temps d’un bon café. J’aurais aimé ça te croiser. Je ne suis pas de nature belliqueuse, mais pour toi j’aurais peut-être fait exception. Mais encore là, peut-être que tu n’as pas le choix de faire ça pour vivre? T’as peut-être une famille à nourrir? Qui suis-je pour te juger ainsi?
J’espère que tu n’as pas été trop déçu du contenu de mon sac. La caméra date de quelques années, mais est de qualité. Avec un peu de chance, tu pourrais la revendre pour 50 $. Je pense qu’il devait y rester quelques bonnes prises. Tu devrais en prendre une dans le lot pour mettre sur un des écrans de veille d’un des quelques portables que t’as déjà volé. Ce serait un « inside joke » entre toi et moi.
Sinon qu’as-tu trouvé? Pas grand-chose han? J’suis désolé. Il y a cet adaptateur pour charger mon téléphone sur l’allume-cigare, mais c’est con, l’appareil était sur moi et j’avais oublié le fil chez moi. C’est sûr que mon adresse est sur la convention de garde du taxi que t’as trouvé dans mon livre de rue, mais j’aime mieux te prévenir que ton débarre-porte ne sera pas trop utile ici. Ah puis j’ai une vieille télé hyper lourde à transporter, pas de chaîne stéréo sophistiqué et mon ordi est dû pour être remplacé. Non sérieusement, ça ne vaut pas vraiment le dérangement.
Si je ne me trompe pas, il y avait aussi quelques stylos, des vieux reçus, un canif suisse, des tickets d’autobus usagés, un cache-cou et un polar : À Genous de Michael Connelly. T’aimes le genre? Ce n’est pas son meilleur, mais bon, ne me raconte quand même pas la fin. Je crois que les aventures du cambrioleur Bernie Rhodenbarr de l’écrivain Lawrence Block te plairaient bien. Ça t’inspirerait, j’en suis convaincu!
Je vais t’avouer que ce qui me fait le plus de peine d’avoir perdu est mon cahier de notes. T’as jeté un oeil dessus? Si tu ne t’arrêtes pas à la calligraphie et aux ratures, tu remarqueras qu’il y a de beaux passages et de sacrées bonnes idées là-dedans! Si je te disais qu’il s’y trouve deux trois idées de romans dedans, tu me croirais? Y’a aussi une partie journal intime, des idées pour ce blogue, des passages de nombreux bouquins et quoi encore? Ben une année de vie, j’te dirais.
Mais bon, comme je te disais, je ne t’en veux pas trop. Après tout, ce n’est juste que du matériel. Je vais ressortir ma vieille caméra et m’acheter un nouveau cahier de notes. La vie va suivre son cours, t’inquiète. Fais quand même attention à toi, t’es bien placé pour savoir que dans ton milieu, on fini toujours par tomber sur plus rat que soi…
Souvenirs glacés
Une semaine vient de s’écouler depuis cette nuit de grand vent. Avec la pluie tombée en soirée, ça m’a rappelé la fameuse crise de verglas de janvier 1998. Roulant entre les détritus de recyclage emportés par les rafales, les déchets et les déchus sapins d’un Noël révolu, je me suis remémoré des souvenirs de route dans un Montréal plongé dans le noir, plongé sous la glace.
L’avant veille, je m’étais pris dans un banc de neige et en tentant d’en dégager le taxi, j’avais complètement détruit les deux pneus avant du véhicule. J’avais alors blâmé le propriétaire en lui disant que j’avais perdu ma nuit, qu’il m’avait loué un taxi mal chaussé! Le lendemain, j’étais parti avec des pneus d’hiver flambants neufs. J’étais loin de me douter, à quel point ils me seraient utiles dans les jours qui suivraient.
Je me souviens peu de la pluie. Il en était pourtant tombé des torrents. Les passagers pestant contre le temps ont dû se succéder une bonne partie de la nuit. De ce que je me souviens par contre, c’est de la transformation des arbres en immenses glaçons. Quand le jour s’est levé, la ville brillait comme un diamant. C’était magique.
Ensuite tout se bouscule. Les branches d’arbres qui tombent, les transformateurs qui explosent irisant le ciel de lueurs surréalistes, les pannes, le chaos. Et moi qui me tape des journées de 18 heures dans des rues de moins en moins praticables.
Je me souviens d’un centre-ville plongé dans le noir total, je me souviens du gros Q de l’Hydro resté honteusement allumé trop longtemps. Je me souviens des hallucinantes ornières dans les petites rues et du nombre incalculable de fois que je suis sorti du taxi pour aller en pousser un et puis un autre. Je me souviens de l’intervention de l’armée et des trop nombreux arbres tombés au combat. Je me souviens des plaques de glace se détachant des immeubles pour venir se fracasser dans les rues. Je me souviens des files d’attente dans les stations-services qui n’étaient pas en panne ou en rupture de stock.
Il y a plein d’images qui me reviennent en tête, y’a aussi plein de trucs que j’ai oublié, mais je me souviens surtout de l’entraide entre les gens dans l’adversité. C’est rassurant de constater que dans cette ville, l’humanité ressort quand vient le temps.
En espérant que le temps ne s’emballe quand même pas trop…