Reconnexion(s)

Déjà deux ans et des poussières.

Y a pas à dire, même débranché, le temps file.

Évidemment, les kilomètres et les nuits ont continué de s’accumuler. Malgré le conteur sur pause, le taxi a continué de rouler. Mais lentement, le chauffeur s’est refroidi. Lentement, un taxi la nuit est devenu un taxi l’ennui.

Une pause s’imposait. J’ai acheté une vieille Subaru et j’ai roulé jusqu’au bout de la route. Loin dans le Nord-ouest où la nuit n’existe plus. T’as beau être loin, c’est toujours en toi que le voyage se fait.

Je suis revenu de cette longue ligne droite avec un amour renouvelé de la route. Je suis heureux derrière un volant, je suis un bon chauffeur et avec les gens, j’arrive à bien me conduire.

Mais t’as beau avoir le métier dans le corps, quand le corps de métier part à la dérive, tu rames.

Uber, l’austérité, l’état de délabrement du réseau routier, ça en fait des pavés dans la mare.

J’en étais las. À la croisée des chemins. Retour aux études? Recherche d’une jobine? Avec mes 50 et quelques balais, j’allais me retrouver à faire des ménages?

Puis une connexion s’est manifestée. La nouvelle affaire de Taillefer, les taxis électriques, tu y as pensé? Le recrutement commence…

Ça ne pouvait pas mieux tomber. Le survoltage que j’attendais pour recharger mes batteries.

Séance d’information lundi, entrevue mercredi, embauche le vendredi.

Le samedi je roulais ma dernière nuit.

(…)

Le lundi suivant , je me suis levé au petit matin, j’ai enfilé mon nouvel uniforme et j’ai entamé une nouvelle étape de ma vie.

Je roule maintenant sur une nouvelle route.

Et je suis totalement électrisé !

Je suis TÉO !

 

Un grand merci à Monsieur Alexandre Taillefer d’avoir redonné un “sens” au métier de chauffeur de taxi.
Une dédicace spéciale à Jeff Desruisseaux pour l’aiguillage.

teomtl

Conteur sur pause

Les clients comme les mots se font attendre. Ils ont froid et manquent de lumière.

C’est la déprime automnale, le changement d’air, le temps de se faire à l’idée.

Je suis pas pressé. Je laisse le moteur ronronner en attendant que le souffle revienne.

 

Si les histoires de taxi vous manquent. Allez faire un petit tour en compagnie de Rawi Hage.

Son Carnaval vous fera faire un beau grand voyage. La course en vaut amplement le coût.

 

L’heure de tombée

Jeudi, cinq heures quarante-cinq. Montréal s’est transformé en gros stationnement. Quand tout le monde veut sortir de ce merdier en même temps, ça n’avance à rien. Ça me prend presque une heure pour descendre dans le bas de la ville. Quand ça va plus vite en marchant, personne ne court après un taxi. Je traverse un « Vieux» tout aussi embourbé que le reste. Je peste.

Je me dirige lentement vers l’ouest sur la rue William lorsque j’entends un « Hey!» L’homme qui porte un costume en soie qui vaut sans doute plus cher que ma garde-robe entière aurait pu ajouter « asshole», le ton aurait été parfait.

— Are you free?

Pas besoin d’être barman ou chauffeur de taxi depuis longtemps pour se rendre compte que l’homme a commencé son « happy hour» de bonne heure. Juste un pas et le type passe proche de se la péter. Ne pas avoir été pris dans le trafic, j’aurais passé mon chemin, mais je n’ai pas l’espace pour que je l’évite.

— Yeah I’m free…

L’homme s’affale sur la banquette arrière et m’indique le chemin qu’il veut prendre. Décarie nord, 40 ouest, Boulevard des Sources. Je visualise déjà le bourbier dans lequel je vais m’enfoncer, mais la façon dont il m’ordonne ses consignes me résout à lui taire dans quoi il s’embarque. C’est son choix, qu’il vive avec.

— No problem sir. 

Déjà pour se rendre à Décarie, c’est tout un aria. Sur de la Montagne, un camion est parqué en double et bloque le passage. J’arrive à le forcer et à griller le feu au coin de Saint-Antoine pour prendre la rampe de l’autoroute 20 où le trafic est déjà pare-choc à pare-choc. Pendant ce temps, costume de soie aboie à quelqu’un dans son téléphone. Vraiment classe comme type.

Ça traîne, ça stagne, ça stalle. Je lâche de longs soupirs, mais garde le silence. Déjà que je me fais chier d’aplomb, c’est hors de question que je me mette à jaser avec ce désagréable individu. Dès qu’il raccroche, je monte le son de la radio, quelque chose d’insipide, beaucoup mieux qu’une conversation qui ne déboucherait sur rien, comme la route devant moi.

Le compteur a beau faire défiler les cinq sous à bon rythme, le fait d’être d’être emprisonné dans ce carcan de béton me rend fou. Après une demi-heure de sur place dans cette tranchée emplie de gaz carbonique et d’impatience, mon client s’avance sur la banquette. Je me dis ça y est, je vais devoir me taper sa frustration.
Je suis presque rassuré lorsqu’il ouvre tout grand sa fenêtre et se sort la tête du taxi pour vomir son trop-plein de cocktails.

Je ne dis toujours rien. Par le miroir, j’observe le livide se vider. Le camionneur qui roule à côté de moi semble heureux de s’être trouvé un divertissement dans cette belle immobilité. Je file des serviettes de papier à mon passager qui s’affaisse et glisse sur la banquette. Je me demande comment ça pourrait être pire lorsque je tourne la tête de l’autre côté. Le soleil couchant s’est accroché à un effiloché de cirrostratus et le ciel devient tout simplement spectaculaire.

Le bouchon va me permettre d’observer attentivement cette superbe représentation météorologique. Préférant garder mon flegme vis-à-vis ce passager hasardeux, je me fais violence pour ne pas sortir mon appareil photo question de piéger quelques parcelles de ce happening crépusculaire.

Lorsque je quitte enfin Décarie pour prendre la 40 vers l’ouest, le soleil disparaît derrière l’horizon autoroutier. Tout simplement sublime.  Costume de soie sieste jusqu’a des Sources où je lui demande des précisions. Embrouillé dans ses vapes éthyliques, il va se tromper, me faire aller trop loin, me faire rebrousser chemin.  Je vais l’entendre s’engueuler encore au téléphone, je vais le voir penaud devant sa femme qui l’attendait dans un stationnement de centre d’achat depuis trop longtemps.

De retour vers le centre en quête d’un lave-auto, je vais l’imaginer se faire passer un savon. Je m’en fous, le trafic est passé, mon taxi est payé et j’ai la tête emplie de couleurs d’heure de tombée.

Effet miroir

Un jeune couple s’approche du taxi et je suis agréablement surpris de reconnaître l’une d’elles. Même si ça fait plus de deux ans que je ne l’ai pas raccompagné, elle n’a pas changé d’un iota. Le même look “2 Tone” chemise blanche, bretelles noires, même coupe de cheveux à la garçonne, les mêmes anneaux au sourcil gauche, le même regard franc et doux, je remarque également qu’elle porte toujours une bague au pouce.

Il y a plusieurs années, elle était monté à mes côtés un doux soir d”été. Pendant que ses amies s’agitaient sur la banquette arrière, elle restait tranquille à mes côtés observant ma façon de conduire. Roulant vite comme je le fais la plupart du temps, elle semblait apprécier. Je me rappelle dans le tunnel Ville-Marie, j’avais sorti mon bras de tout son long pour faire danser ma main dans le vent. Elle avait fait la même chose. À la fin de la course, elle m’avait demandé mon numéro et la semaine suivante elle me rappelait pour que je retourne la chercher.

Entre ses virées nocturnes et son travail de chef dans divers restaurants, j’ai dû la raccompagner une bonne douzaine de fois. Nos discussions restaient laconiques, mais une sorte d’appréciation mutuelle s’était insinuée malgré le peu d’affinités communes.

Ça arrive. Des êtres diamétralement opposés qui se reconnaissent, qui s’estiment sans calcul.

La dernière fois qu’elle avait grimpé dans mon taxi, elle était particulièrement soûle. C’était une des rares fois fois qu’elle ne ramenait pas une de ses conquêtes chez elle. Elle m’annonçait qu’elle partait poursuivre sa formation en cuisine dans des restaurants en France et nous nous étions serré la pince comme deux vieux amis.

Parfois, j’avais une pensée pour elle lorsque je passais près d’où elle habitait, où elle travaillait puis peu à peu elle est sortie de mon esprit jusqu’à ce soir.

– Hey! Long time no see !? Comment ça va?

Elle me regarde longuement et je suis confus de constater à quel point elle ne semble pas me reconnaître du tout. Voyant mon malaise et celle de sa compagne, elle sourit de toutes ses dents et elle me dit que je la confonds sûrement avec sa soeur jumelle.

Je reprends la route dérouté par cette incroyable coïncidence et je roule en écoutant la conversation de mes passagères qui reprennent où elles avaient laissé avant d’embarquer.

Pas besoin de mon miroir pour constater la ressemblance, j’ai droit à un copié-collé, à un déjà-vu coup de dés.

Songeur, j’écoute la conversation et roule jusqu’à l’intersection demandée. Au moment de régler, je me tourne vers la jumelle qui me donne quelques nouvelles brèves de sa soeur. Je lui demande de la saluer de ma part en sachant intérieurement que je le ferai de vive voix un de ces soirs, au hasard de la route.

Petite vite

Un verbomoteur. En moins de 10 minutes, il m’a jasé de température, de charte des valeurs québécoises, de ses vacances d’été, de sa fin de journée, du camp d’entraînement du Canadien, d’armes chimiques, du maudit trafic et du Google-car qui va sûrement remplacer le taxi traditionnel.

Pendant que je l’écoute semi attentivement, j’esquive de justesse un cycliste qui brûle un stop, passe par une ruelle pour éviter un camion de vidanges et termine le tout en faisant un U-Turn tout ce qui a de plus illégal pour lui sauver un grand tour de quadrilatère.

Arrivé devant chez lui, je me dis que son Google-taxi serait encore bloqué derrière un camion qui pue. Il me dit qu’une pizzeria américaine avait commencé à livrer des pizzas par drones.

Je lui imprime son reçu et me demande ce que je mangerais bien pour souper.

Rouge

Pas encore éveillé, je marche lentement vers mon taxi poussiéreux. Hier, les clients se sont succédé à bon rythme, chacun y laissant un peu d’eux même. Des cheveux, des petits papiers, des objets tombés d’un sac à main ou d’une poche. Un peu de monnaie ici, un vieux reçu de caisse là, un emballage vide de gomme à mâcher, des miettes de pizza et sur l’appuie-tête un petit filet morveux, reste délébile d’un éternuement. À mes souhaits.

Rien de bien nouveau, rien d’exotique ne serait-ce que ce tube de rouge à lèvres coincé dans le fond de la banquette. Un rouge passion avec un numéro. Un écarlate écarté. Une marque commerciale sans doute respectée. Un rouge sang, sans doute testé sur des animaux. Il faut souffrir pour être belle, dit-on.

J’interroge mes souvenirs de la veille et me demande laquelle de mes nombreuses passagères s’est délestée du tube. Ces jeunes mexicaines enivrées de la Plaza? Ce groupe de jeunes Ottaviennes venues faire une virée “Plateau”? Cette brunette semi-énigmatique qui a parlé tout le long de la course entre le Vieux et Brossard sur son téléphone? Cette jeune professionnelle sortant du Pied de Cochon avec ses confrères?  Ces deux étudiantes fêtant un énième party de rentrée? J’ai beau me remuer la matière grise, j’ignore d’où vient cette matière rouge.

Un rouge passion terminant sa nuit sur la banquette arrière d’un taxi.

Et qui sait? Un baiser manqué?

On pourrait en faire un tube.

La fin de l’histoire

La soirée est bien entamée et je suis parqué devant une station de métro à Verdun lorsque se penche à la fenêtre du taxi une dame tout ce qu’il y a de plus digne. Elle me demande combien ça lui coûterait de monter jusqu’à Terrebonne. Je la sens hésitante et comme je ne veux pas l’effrayer, ni rater la chance d’une aussi belle course, je lui fais une estimation très en dessous du prix réel.

— Madame, ça ne sera pas en bas de 50 dollars!

Comme je sens qu’elle hésite encore, je rajoute que je suis prêt à lui faire la course pour ce montant. D’où je me trouve, c’est facilement 25-30 dollars de moins que le prix réel. Ça reste tout de même un bon voyage, surtout en milieu de semaine et souvent, les gens apprécient la bonne volonté du chauffeur et sont plus enclins à compenser avec un généreux pourboire.

Après quelques secondes de réflexion, la dame accepte, monte à bord du taxi et nous voilà partis en direction de la fabuleuse ceinture nord.

Je suis bien entendu intrigué par cette passagère quelque peu incongrue et par la distance qui ne l’est pas moins. Malgré le calme qu’elle affiche, je sens la femme plutôt agitée. J’imagine qu’un incident là-bas a dû se produire et qu’elle est poussée par une inquiétude qu’elle cache mal.

Curieux et pour rompre un silence qui pourrait devenir long jusqu’à destination, je lui demande si y’a rien de trop grave? Hésitante et louvoyante, la femme va peu à peu me dévoiler les tenants et aboutissants de cette escapade.

J’apprends qu’il se trouve là-bas, au bout de la course, un homme qui a décidé de rompre avec elle. Il ne veut plus rien savoir, il ne répond plus à ses appels et madame a décidé d’aller le confronter chez lui, dans son paisible bungalow de banlieue.

— Vous devez penser que je suis folle. Me dit la femme qui tout à coup me semble moins inquiète, qu’inquiétante.

Évidemment, je ne veux pas mettre de l’huile sur le feu et je continue de rouler et de la faire parler.

Elle me raconte son histoire et plus ça va, plus je sens qu’elle s’embrase et qu’elle s’énerve. C’est clair qu’elle n’accepte pas le rejet et en même temps que je l’écoute me raconter ses récriminations et ses doléances, je ne peux m’empêcher de penser à l’homme là-bas.

— Je suis folle. Je ne sais même pas s’il va m’ouvrir. Je fais ça pour rien mais faut que je fie à mon instinct. Qu’est ce que vous en pensez?

Je ne veux pas trop me mouiller. Je pense qu’elle fait une sale erreur. Je passe proche de lui dire que seuls les fous ne changent pas d’idée. On continue.

Elle aussi. Elle me raconte encore et encore son mal-être et je suis heureux lorsque j’aperçois les panneaux annonçant Terrebonne. Je dévie la conversation sur l’itinéraire à prendre dans les petites rues de cette banlieue.
Elle me mène devant une petite unifamiliale. Il y a une voiture dans l’allée, mais pas d’éclairage aux fenêtres.

Elle me paie le montant convenu, sans plus, malgré que le compteur affiche 32 dollars supplémentaires et me demande d’attendre qu’elle soit entrée avant que je reparte. Évidemment, ça ferait mon affaire de ne pas revenir vide. Je suis aussi curieux par la suite des choses. Que va-t-il se passer ce soir dans cette rue tranquille?

Un taxi de Montréal parqué en double qui attend devant un bungalow où une dame tout ce qu’il y a de plus digne frappe dans les fenêtres à grands coups de poings. Dans la maison d’en face, un rideau s’ouvre sur une silhouette. Les jappements d’un chien et d’un deuxième s’ajoutent au bruit des coups de pieds dans la porte de la dame qui est de moins en moins digne.

10 minutes plus tard, la femme a fait deux trois fois le tour de la maison et de toutes les fenêtres dans lesquelles elle pouvait se défouler.  Je décide que j’ai perdu assez de temps et je redémarre le véhicule en me disant que ça va convaincre madame de retourner à Verdun ronger son frein.  Je vais faire demi-tour un peu plus loin pour revenir sur mes pas, c’est alors que je vois la porte du bungalow se refermer sur madame. Je n’ai malheureusement pas vu l’homme qui lui a ouvert.

Je décide quand même d’attendre quelques instants. De la lumière s’est faite à l’étage, mais je reste dans l’ombre quant à la suite des choses. Confrontation, crise, émoi, cris, explications, crime passionnel, pleurs, ultimes ébats?

On peut juste imaginer la fin de l’histoire.

Virée initiatique

Dans le coin de l’Université de Montréal, je fais monter un jeune homme qui n’a pas le goût de marcher jusqu’au Plateau.  Il arrive d’une soirée d’initiation pour les nouveaux qui entrent à la Polytechnique.  Mon passager qui est passé par là l’année dernière me raconte les rites de passage.

L’idée c’est de remplir 10 autobus scolaires et de débarquer sans s’annoncer dans un bar en région. Le défi pour les petits nouveaux : vider le bar.  Débarrasser la boisson du débit. Une défonce sans en perdre une once. Un débarquement pour un débordement.

J’arrive à peine à imaginer la gueule des tenanciers devant une telle déferlante. Ils ont dû faire leur mois, sinon plusieurs en une seule soirée. Je me demande toutefois dans quel état s’est retrouvé le bar. J’ose à peine me dépeindre le pittoresque de la chose. Et que dire du voyage de retour du dernier autobus empli d’imbibés.

Je ne suis pas retourné aux abords de l’UdeM pour constater les dégâts, mais j’espère qu’ils sont tous rentrés sains et saufs pour se retrouver dans des lits d’initiés.