Le Vieux

Je stoppe le taxi à la hauteur d’un jeune noir qui tient une main garnie de bagues dorées au dessus d’une casquette des « White Sox » qu’il porte à l’envers. D’un geste il me demande d’ouvrir ma fenêtre et me montre dans le même élan, un vieux clochard assis en retrait dans les marches d’un triplex décrépit.

Le vieillard a le regard vide de quelqu’un qui ne voit plus et probablement de quelqu’un qui en a trop vu. Il a aussi le sourire béat de quelqu’un qui a trop bu. Je coupe le contact, sort du véhicule et avec le jeune, j’aide à lever le vieux qui malgré le temps frais ne porte qu’ haillons. Avec ce qu’il a dans le nez, l’équilibre de l’ancêtre n’est plus à son meilleur au dessus de ses vieilles semelles compensées.

Lentement on l’amène jusqu’au taxi. Le black le tient par un bras, je le tiens par l’autre. Le vieil enivré rigole dans sa barbe en me répétant qu’il a de quoi payer. Je le rassure que tout est ok. J’ouvre la portière et le kid l’aide à s’asseoir pendant que je tiens sa vieille canne enrubannée de « gaffer tape » gris. Je referme la porte derrière lui et je retourne derrière mon volant après avoir salué d’un signe de tête le kid qui déjà s’éloigne en se dandinant.

Le vieil infirme qui sent le rance et la mauvaise gnôle me demande de l’amener à deux pas de là. Un marathon dans son cas. Dans mon rétroviseur j’observe l’homme qui a toujours un sourire qui lui fend le visage. Un face emplie de vécu et de misère. On dirait que chaque ride a sa petite histoire.

Comme avec presque tout mes clients je lui demande comment s’est passée sa veillée. Je l’écoute me parler avec un accent typiquement irlandais d’une fête avec des vieux amis, d’un bon souper chaud, d’une couple de « petites frettes » et d’un gros gâteau au chocolat.

– How’da you say cake in french?

– Un gâteau!

– That’s it ! Une gwos gawtow à la chocolate! Qu’il me traduit avec un presque fou rire dans la voix.

Le trajet me prend à peine trois minutes à compléter. À l’intersection demandée, je recoupe le contact et sort du taxi pour aider le vieux à s’extirper de l’auto. Dans l’intervalle, il s’est mis à farfouiller dans les poches de son pantalon pour en sortir une poignée de pièces poisseuses. Mais dès le départ mon idée était faite. C’était hors de question que je le fasse payer pour cette course.

– Put that back in your pocket old man, the ride’s on me!

Le vieux aurait gagné à la loterie qu’il n’aurait pas réagit autrement. Je présume que l’alcool faussait la donne, mais c’est presque les larmes aux yeux qu’il m’a remercié en s’appuyant à ma main pour grimper sur le trottoir. Une fois sur ce dernier il s’est jeté dans mes bras et m’a donné l’accolade.
Gêné et ému à mon tour, je l’ai serré un peu, mais pas trop, sentant la fragilité de cet être sur ses derniers milles. Pas besoin d’avoir fait sa médecine pour savoir que la route achevait pour ce vieux guenilloux.

Avoir eu le temps, je l’aurais volontiers remonté avec lui. Nos chemins ne se sont que croisés, mais me fiant à l’aura de son coeur, j’aurais fait fi de l’odeur de son corps et on aurait roulé. Il m’aurait raconté ses rides, je lui aurais montré Montréal par mes mots. On aurait roulé jusqu’à la fin de la nuit.

54 réflexions sur “Le Vieux

  1. Quel beau récit pour le temps de Noël !Et quelle observation de l’être humain. Il pourrait rivaliser avec les nouvelles de Maupassant. Merçi pour nous avoir émus encore une fois. Je te souhaite un bon Noël, et sois prudent je veux te relire. Mamali.

  2. JE SUIS TRÈS EMUE par ton texte.Voir comment il y a des gens généreux qui ne se laisse pas influencer par l’apparence. Et je suis certaine que l’accolade que tu as reçu n’avait pas de prix.Ça fait du bien. Bonne chance.poxx

  3. C’est une belle histoire. Très belle. Qui est dans la lignée de ce que j’ai écrit chez moi y’a pas longtemps… On oublie souvent que l’esprit de noël, c’est pas des millions de cadeaux. Mais le don de soi. Bravo à toi d’avoir accompagné cet homme. Tu as probablement comblé son coeur de bonheur.

  4. Quelle belle action !!!Ca me touche encore plus que tu mentionnes qu’un jeune ai eu l’amabilité de t’aider à embarquer ce vieux monsieur ! C’est fascinant de voir qu’une personne peut vous considérez comme la meilleure personne du monde parce que vous l’avez transportez à 3 coins de rue… C’est simpliste mais tellement appréciée

  5. Honte à moi… en commençant ma lecture j’ai cru que t’allais nous raconter l’impolitesse du jeune black aux bagues plein les doigts… mais non, c’était un acteur d’une histoire pleine de bonté!Merci de cette leçon anti-préjugé.Et merci de ce témoignage d’esprit des fêtes!

  6. Prendre conscience du pouvoir de ses actions. Toujours, pas seulement durant cette période de l’année. Au fond, t’es une sorte de Vagabond (Le chien idole de ma jeunesse)Une fois que tu as rempli l’autre de ta présence, de tes attentions, tu poursuis ton chemin, en quête d’un autre passager à aider! Tu mérite une grosse bise!

  7. On aurait dit que chacune de ses rides avaient une histoire… Ta prose est si belle. J’adore ta façon d’écrire. Tu sais venir nous chercher. Continue tes belles histoires et merce de les partager avec nous. J’avais les larmes aux yeux quand je te lisais…

  8. Je comprends mal que tu ait toujours de belles histoires si poétique comme celle-ci et celle de la mére de famille de l’autre fois, est tu vraiment chauffeur de taxi? ou une brillante plume qui se sert d’un blogue inventé pour transmettre son talent..mais bon..tout un talent, vraiment tout un talentmerci d’écrire

  9. Un bon geste que le tien. La plupart des chauffeurs de cab ne pensent qu’à l’argent qu’ils feront pour cette période de manne. Mais ils faut aussi savoir être humain. Savoir être généreux justement à cette période de l’année. Grâce à toi, ce vieillard aura parcouru quelques kilomètres en bonne compagnie. Et toi tu aurais parcouru plusieurs kilomètres jusqu’à la fin de la nuit sans te lasser. Ton histoire m’a touché mais m’a aussi fait comprendre qu’il faut parfois savoir être empathique. On va passer par là nous aussi, un jour ou l’autre…

  10. Wow Pierre-Léon,J’apprécie le « Le vieillard a le regard vide de quelqu’un qui ne voit plus et probablement de quelqu’un qui en a trop vu. » ainsi que la façon dont tu peins la réalité. Petit truc hors sujet : J’espère que, une fois publié on va pouvoir te serrer la main au Salon Du Livre.Ciao!

  11. Je suis touché par vos commentaires. J’pense qu’en posant des petits gestes comme ça de temps en temps, ça peut pas faire de tort. Des fois même, c’est contagieux… Vos bons mots sonnent comme tout plein de beaux sourires. Merci. A+

  12. Salut Pierre-Léon, Est-ce qu’on peut commander le bon taxi quand on sort à Montréal…..j’y vais de ce pas juste pour embarquer avec toi.@mme prof; honnêtement j’ai cru moi aussi que l’histoire serait différente….préjugéBelle histoire, je gagerais que le vieux contrairement aux autres jours s’en rapelle !!Joyeuses Fêtes

  13. bonjour de France, je passe chez vous en venant de chez clind’oeild’annette et d’avant de toutpourelles ; joli poste « le vieux » qui me tire les larmes, de joie : il y a donc encore de l’humanité pure quelque part, ailleurs, comme je la vis de temps à autre ici … je reviendrais goûter à votre générosité du coeur, continuez, et à l’accent peut être, que j’adore … à bientôt, il faut que je lise tout

  14. si seulement tout le monde pensait à faire un petit geste comme ça, chacun de son côté… c’est pas grand-chose, mais si on s’y mettait tous, ça aiderait énormément de monde. et bravo pour l’écriture 🙂

  15. bravo Ce n’est pas le fait que ce guenilloux soit dans on petit monde qu’il n’a pas de coeur, Souvent ces gens sont plus intéressant que plusieurs gens riches et célèbre.Leur vécu est grand.Bravo Léon pour ta générosité

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